Edmond Charlot , éditeur à Alger

Le récit d’un homme méconnu, qui fut le premier éditeur de Camus et de tant d’autres, nous raconte en filigrane l’Algérie coloniale jusqu’à aujourd’hui

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Titre en apparence anodin, « nos richesses », le roman de Kaouther Adimi nous parle du Livre, de la Littérature et de l’engagement des hommes du siècle dernier à faire vivre la flamme de l’exigence de la pensée et de l’écrit, de l’engagement de l’homme dans le siècle et de l’importance de l’humain et de l’amitié, c’est à dire de la relation que nous pouvons nouer alors que nous sommes engagés sur la voie de la littérature, voila notre véritable richesse. Roman bien documenté et fidèle à la vie de cet éditeur qui fut entièrement animé par la passion de la littérature, le récit s’entrecroise avec une autre histoire, celle de nos jours, d’un jeune homme étrangement troublé par la découverte du passé, pour lui indéchiffrable dans une ville qu’il ne connait pas : ce sont deux époques qui se rencontrent et ne se comprennent pas.

Charlot-jeuneEdmond Charlot fut le premier éditeur de Camus alors que celui -ci, jeune homme, résidait à Alger et était déjà cet écrivain engagé dans la pensée et la politique,  la rencontre , l’amitié, la connivence, le compagnonnage sur la voie de la littérature les engagent sur ce qui ressemble à un apostolat car c’est du sens à donner à l’existence dont il s’agit. Pour l’éditeur, que la passion de la littérature  anime, poussé par son professeur l’homme de lettres Jean Grenier, la décision d’ouvrir, dans l’Alger de 1930, une librairie qui soit aussi  maison d’édition, galerie, lieu de rencontre intellectuelle, est avant tout une antre de l’amitié. Par amitié, au delà du sens fondamentalement humain, il faut sans doute entendre « compagnonnage » car si à cœur vaillant rien d’impossible, rien ne se fait seul ni sans  rencontres, noyaux qui se constitue entre ces hommes qu’anime l’esprit de l’époque et  l’envie d’entreprendre.  Voila les étincelles de la passion et l’utopie suprême de la littérature qu’Edmond Charlot et ses amis tout au long du siècle vont patiemment poursuivre.

La flamme intellectuelle, l’esprit de littérature, la quête de vérité , la passion de l’action, les grandes époque sont un grand incendie où tout prend feu, l’esprit, l’étincelle où se reconnaissent les générations, la jeunesse poussée par les ainés, ce furent Giono, Gide, Grenier qui ont favorisé l’éclosion mais laissé libre le mouvement. Alger, avec Marseille fut la capitale  de l’esprit du Sud, signe peut être de la vitalité de l’esprit méditerranéen. Alger et les colonies françaises nord africaines regorgent d’homme de lettres qui y vivent, voyagent (on pense à l’attrait de Paul Klee pour le Maghreb, en particulier la Tunisie),  sont attirés ou de passage, y font leur service militaire où se retrouvent dans un lieu dépoussiéré (par rapport à Paris) et où la fougue du soleil et de la civilisation solaire impulse un esprit bien différent de celui du Nord. Est-ce simplement un signe des temps, un épisode dans la vie de la civilisation, on est frappé tout au moins par ce hasard. Outre Camus, l’éditeur rencontrera et publiera Max Paul fouchet, Frédéric Jacques Temple, Jules Roy, Jean Grenier, Emmanuel Robles, André Gide, Gabriel  Audisio et Jean Amrouche qui prendra une part active, notamment à la revue « l’arche ». Pas mal pour un catalogue, qui s’augmentera, après guerre. des écrivains spécifiquement algérien, comme Jean Sénac , Mouloud Feraoun, Mohamed Dib, kateb Yacine, prenant acte de l’esprit de révolte et de libération soufflant sur l’Afrique.

Revue_Rivages,_1938_et_1939Comment une petite maison d’édition sans moyens a t’elle pu attirer à elle tant de grands noms ? Est-ce la force de l’amitié, d’une génération en route pour la construction d’un monde nouveau, l’esprit de résistance déjà présent lorsque l’éditeur publie le texte interdit « révolte dans les Asturies », cosigné par Albert Camus, est-ce la marque de la littérature, de la passion et de l’engagement d’une époque qui défiait l’histoire et qu’il fallait inventer ? Le conventionnel, le laisser aller n’est pas de mise, la tyrannie et la guerre pointent et la mort de Garcia Lorca, l’engagement dans la guerre d »Espagne des ainées qui montrent la voie, on pense à Malraux, orwell, Hemingway et à tous ces jeunes hommes qui ne pouvaient faire moins  que prendre parti car la littérature de cette époque est habitée, la vie d’un homme passe par son engagement et la littérature en est un. C’est la force de récit de nous montrer à quel point l’esprit de la littérature fut important pour ces hommes et à contrario combien notre époque lui semble indifférente. Que des hommes puissent sacrifier le confort d’une existence pour une utopie et des idées nous semble incroyable et le personnage de Ryad, jeune homme du vingt-et-unième siècle chargé de déblayer ce qui reste de la librairie dans des sacs poubelle semble poser la question, heureusement, Abdallah, ce personnage intemporel veille comme un ange et est la figure des pères.

Ce coté de la Méditerranée est voué au rayonnement de la pensée solaire, lumineuse, forte, humaine, telle que Thierry Fabre citant Albert Camus, nomme « la pensée de midi » et qui fut comme une lumière que le sud de Nietzsche projetait sur l’Europe. Ce n’est pas anodin que l’éditeur nomme la librairie  « les vraies richesses »  d’après un titre d’un des livres de Jean Giono,  qui fut lui aussi un des grand homme de ce Sud, dont les alter ego  seraient Nikos Kazantzakis, Giuseppe Tomasi di Lampedusa ou ceux à venir dans l’après colonisation, Kateb Yacine ou Frantz Fanon. Tout au long du livre, les grandes revues méditerranéenne comme les « cahiers du Sud » de Jean Ballard à Marseille, mais aussi « rivages », les cahiers de barbarie, « l’arche » etc. rappellent ce que fut Alger tout au long du siècle et nous découvrons  cette rive de la méditerranée,  d’abord colonie, attirant hommes de bonne volonté et voyageurs, puis pendant la guerre siège de la France Libre rayonnant de tous ces résistants et soldats venus libérer l’Europe, autochtones sous l’uniforme et jeunes venus de Londres, puis haut lieu de la révolte contre le maître colonial quand souffle l’esprit de liberté  contre l’oppresseur, laboratoire de l’esprit anticolonial avant que ne s’abatte la guerre et la souffrance. Ce livre en est aussi le récit et c’est sa valeur que de nous le rappeler.

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L’auteur : Elle est algérienne, n’a que 31 ans, vit depuis 2009 en France, où paraît déjà son troisième livre, intelligent, tout en délicatesse et merveilleusement audacieux : repérée dès 2006 par le prix du Jeune Écrivain francophone, elle reçoit le prix littéraire de la Vocation 2011 pour L’Envers des autres. Après Des pierres dans ma poche (2015), Kaouther Adimi reprend la plume au nom d’une personnalité magnifique du patrimoine littéraire que partagent l’Algérie et la France : le libraire-éditeur Edmond Charlot (1915-2004). Source : (le Point)

Pour suivre :

sur Edmond Charlot :wikipedia  et film documentaire.fr

à propos de l’auteur : Kaouther Adimi sur jeune Afrique

quelques critiques sur le site des éditions du Seuil   sur Huffingtonpostmaghreb  Babelio  ; la presse.ca

sur La cause littéraire et sur le blog « l’or des livres »

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